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    L’espace avait une allure de chambre virtuelle, un peu comme celles que l’on peut observer dans certains jeux vidéos, là où le héros cherche désespérément un indice en se promenant de pièce en pièce dans un lieu totalement désert. Le mobilier, spartiate, était aligné dans un certain ordre.  Une moquette beige recouvrait le sol. Des taches noires s’espaçant comme des îles sur une carte du monde, coloriaient ses entrailles filamenteuses où des mèches en boucles se détachaient comme des queues de cochons. Le plafond était relativement bas. Le vasistas de la pièce donnait sur une cour d’école étrangement vide. A l’extérieur, des arbres masquaient à moitié la fenêtre. En hiver, ces végétaux nus et squelettiques, aux branches évoquant des chandeliers hébraïques, s’accordaient au caractère dépouillé de la salle. Leurs ombres se reflétaient sur les carreaux créant ainsi un jeu fantasmagorique, dont le principal effet était de paralyser le regard des visiteurs. Pour compléter l’atmosphère, une odeur de renfermé stagnait constamment dans cet espace, comme des ondulations brumeuses au-dessus des marécages. Une poubelle où des papiers froissés gisaient comme des cadavres recroquevillés, occupait l’un des angles de la pièce.

    La chambre presque vide se composait de la manière suivante : un lit, une chaise, un fauteuil et une table sur laquelle était posé un gros rouleau de sopalin. La présence de cet objet pouvait sembler insolite si l’on ignorait sa fonction. Sur la table, une lampe de chevet allumée de jour comme de nuit, éclairait la joue droite d’un homme au visage plutôt plat, marqué par de légères cicatrices que creusaient des sillons dont la présence dérangeante ne se signalait qu’à partir d’une certaine distance. Ses yeux étaient incolores et sans éclat, à moitié dissimulés sous d’épaisses paupières ridées comme les cernes boursouflés d’une noix. L’âge lui avait subtilisé une grosse partie de ses cheveux, ne lui laissant plus que quelques touffes formant un archipel capillaire balayé par les courants d’air. Il portait comme chaque jour une veste grise, une cravate rouge écrevisse, et des chaussures noires. Il n’était pas très grand, mais un peu fort et encombré d’un ventre bedonnant. Plein de manies, de mimiques, et de fausses grimaces, il avait l’habitude quand il baillait, de mettre discrètement son avant-bras devant sa bouche dans laquelle était alignée toute une série de petites dents bien ordonnées mais entartrées. Il effectuait de temps à autre de légères rotations de la tête comme s’il voulait délasser les muscles de son cou, calqué sur celui d’un bison.

    Parfois, en retirant son portable de sa poche - signe d’un certain ennui probablement -, il se trompait une fois sur deux de boutons en sélectionnant « Le contrôleur vocal ». Il ne savait pas encore très bien manipuler ses appareils derniers cris qu’il appelait maladroitement « engin ». Son regard croisait alors en l’espace de quelques secondes, des lignes ondulatoires de couleur blanches qui se déplaçaient en frétillant sur un fond bleu où des mots comme « jouer » « joindre » « écouter l’artiste » « qui chante cette chanson » « au hasard » « titre précédent » apparaissaient tour à tour comme dans une vidéo d’artiste. Ce bleu profond lui donnait l’impression de plonger dans un océan d’eau froide. Une voix électronique surgissait alors du néant, pour l’avertir qu’aucune anomalie n’était à déceler ; Surpris, il s’excusait auprès de son interlocuteur et quelque peu honteux, verrouillait à nouveau son portable avant de le remettre dans sa poche.

    Il était le maître des lieux, même s’il partageait avec ses collègues cet espace réservé aux soliloques. Ses mains, fermement agrippées aux accoudoirs du fauteuil comme s’il voulait les écraser, se statufiaient pendant ses séances. Il lui arrivait aussi de croiser les jambes pour changer de contenance. Cette pièce presque nue, était en fait son lieu de travail où il se rendait trois fois par semaine. Le cabinet dénué de toutes marques personnelles, ressemblait plus à une salle des pas perdus. C’était  un endroit que les professionnels se prêtaient à tour de rôle pour recevoir leurs victimes, qui y passaient comme à l’abattage et où le chronomètre jouait le rôle de guillotine pour scander les séances. Son emploi du temps, qui variait d’une année à l’autre, était de plus en plus aéré. Proche de la retraite, il avait tendance à s’évader lors de certaines séances, et à rêver à ce que seraient ses journées de liberté. Enfin, il pourrait se consacrer à  la glaciologie, sa passion préférée. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait décidé de s’installer dans les Alpes.

    Membre d’un club amateur, il ne ratait jamais une occasion de s’échapper de Paris pour se rendre à Chamonix. Aussitôt arrivé, il empruntait le petit train à crémaillère du Montenvers pour accéder en vingt minutes au pied de la Mer de Glace. Il projetait d’ouvrir un restaurant, ou mieux un hôtel au nom prestigieux de  Luis Agassiz, le célèbre scientifique qui au 19ème siècle, lors d’un voyage au Brésil, avait découvert de nouvelles espèces de poissons rares dans la vallée de l’Amazone, avant de devenir le père de la glaciologie en Europe. Il ferait installer dans toutes les chambres de son hôtel de grands aquariums remplis de poissons exotiques, afin  de distraire et d’éduquer les touristes du monde entier, venus admirer les beautés des sites alpins.

     

    MONSIEUR FUCHS


    Mais ces derniers moments à passer dans son cabinet n’étaient pas exempts de nostalgie. Il voyait défiler ses derniers patients avec une certaine compassion. Ainsi s’il était bien le maître des lieux de cet espace confiné au périmètre angulaire, il n’en était pas pour autant l’acteur principal ou le héros pour employer un terme littéraire ou cinématographique. Il n’était en fait que le réceptacle de tout un flot de paroles jetées en l’air, un peu au hasard, et qu’il était censé analyser, ou reformater en vue de fournir une aide psychologique à ses interlocuteurs. C’était un travail de patience, d’écoute, et surtout de présence. Même s’il était devenu à la mode en ces temps où le stress n’avait jamais été aussi fort, le psychanalyste, car telle était sa fonction, restait avant tout une personne effacée, une feuille transparente imbibée de tous les maux de la société. On venait le voir  comme pour se confesser.


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  • Juché en altitude à la manière d’un oiseau, Affonso Eduardo Reidy, cherchait du regard cette citadelle qui le ramenait plusieurs années en arrière. En contre bas, un paysage urbain s’étendait à l’horizon, où étaient réunies les grandes  réalisations de ce bâtisseur merveilleux  que la mort avait désormais sacralisé : Le Ministère de l'éducation et de la Santé Public, Le Gustavo Capanema Palace, La Villa Carmen Portinho , Le Théâtre Maréchal Hermès, Le Bâtiment de logements Marques de São Vicente,  Le Musée d'Art Moderne de Rio de Janeiro. Mirage ou non, Affonso Eduardo Reidy, cet homme à la facture austère, contemplait son œuvre en toute sérénité.

     

    REIDY et PORTINHO (extraits)

    Pédrégulho et son créateur

    Depuis sa résidence des abords de Rio, Carmen Portinho (1903/2001),  les yeux rivés vers les fenêtres de son bureau, cessa d’imaginer et de rêver à son défunt mari et ses réalisations d’antan. Ses idées étranges comme le caractère énucléé de Reidy voire démembré la révulsaient ; dans ces moments-là elle sentait son esprit s’échouer sur les berges nauséabondes du Grand Age, elle qui s’approchait dangereusement du cap de la centaine. Car Carmen n’avait pas rêvé ou cauchemardé ; elle avait juste divagué dans un état de veille. Comment avait-elle pu imaginer des choses aussi macabres que l’extraction oculaire de son ancien mari,  si ce n’était une facétie de cette déperdition psychique qu’elle craignait tant ?

    Dissimulée sous une épaisse végétation et située sur un terrain en pente, la résidence de la vieille femme, dans laquelle elle s’était réfugiée seule, plantait ses pilotis dans la chair rocheuse de la terre. C’était une bâtisse blanche, pleine de vides et d’espaces sobres voire austères. L’intérieur se composait d’un mobilier épuré, où les pieds des chaises étaient aussi fins que des branches de lunettes. De vastes baies vitrées donnaient sur une forêt d’arbres d’où se détachaient au loin, des chaînes de montagnes aux sommets vallonnés, et où le ciel saturé de nuages ne laissait filtrer qu’à compte-gouttes, les rayons du soleil. Ce décor qu’elle aimait plus que tout, lui permettait de se livrer à ses souvenirs heureux, lorsqu’elle travaillait d’arrache pied au côté de son mari. Vivant en recluse depuis déjà de nombreuses années, Carmen communiquait avec le monde à l’aide du téléphone, et d’Internet dont elle avait été l’une des premières utilisatrices, malgré son très grand âge. 

     La vieille femme, lasse de divaguer comme elle en avait le secret, s’alluma une énième cigarette et  se remit à ses écrits sur son mari. Près de quarante ans après sa mort, elle avait toujours le même désir d’honorer sa mémoire. Ses œuvres, ses accomplissements dans le domaine de l’architecture moderne allaient oblitérer sa vie et sa personnalité. Carmen semblait regretter le manque de photos de son défunt mari. On retiendrait plus de lui ses œuvres, que sa réelle pensée. 

    Affonso Eduardo Reidy (1909/1964) pionnier de l’architecture moderne au Brésil, écrivait-elle, survivrait principalement dans les années à venir sur l’immense toile du WEB - et non dans les livres dont elle regrettait le peu de monographies qui lui avaient été consacrées à ce jour - en se dupliquant à l’infini comme un clone. Les vignettes du WEB présentaient des vues le plus souvent flatteuses du Pedregulho baigné dans une atmosphère solaire propice au bien-être et à la joie ;  il en était le symbole et l’espoir aux premiers temps de son existence. Mais ceci ne correspondait plus vraiment à la réalité. Ironie du sort, le Pedregulho, était devenu au fil des années une sorte de monstre, une bête, laissée à l’abandon par l’état et la municipalité. Aujourd’hui, plus que jamais, le chef d’œuvre de son mari était en train de devenir une épave. La blanchisserie communautaire ne fonctionnait plus tout comme les autres installations de ce genre ; les jardins de Burle Marx disparaissaient sous la poussière, le sable, les gravats. Ces espaces verts n’avaient plus de périmètres délimités. Le Pedregulho que les autorités avaient laissé péricliter, était à l’image d’une barque égarée au milieu des flots. Seules les mosaïques de Burle Marx ajoutaient une note plaisante.

    L’une des principales erreurs des architectes avait été toutefois d’ignorer les goûts et les habitudes fortement ancrés d’une population pour le moins demeurée encore sauvage. Le cas de la laverie automatique était révélateur à cet égard. Tentant de donner aux femmes plus de temps libre et pour les empêcher d’étendre leur linge aux fenêtres, les architectes supprimèrent les baquets à lessive des appartements et fournirent des laveries automatiques. En faisant cela, ils ignoraient toutefois que la lessive était chez ces femmes pauvres non seulement un simple travail, mais une occupation fonctionnelle qui leur permettait un moment de s’entretenir entre elles. La lessive était chez ces populations pauvres, une occasion supplémentaire de se rencontrer et de partager des moments de convivialité de sorte qu’elles décidèrent ensemble de laver leur linge dans la piscine pour se réunir. Ce cas-là incarnait une sorte de divorce, d’incompréhension, de fracture entre les architectes et les populations pauvres.

      

    Aujourd’hui, Carmen, dont la part de l’échec était à souligner, observait avec impuissance l’amoncellement de linge aux fenêtres du complexe du Pedregulho, symbole de l’échec des architectes à construire une société idéale. Reconnu comme une icône mondiale de l’architecture moderne, le Pedregulho continuait, malgré son état de délabrement, à attirer des visiteurs du monde entier. En 1995, le réalisateur Walter Salles utilisa le bâtiment pour certaines scènes du film Central do Brazil ; le long-métrage remporta le prix du festival de Berlin en 1998. Autant dire que le Pedregulho était aujourd’hui à la fois un cageot où s’entassaient des centaines d’habitants démunis, et un site historique témoignant de l’entrée du Brésil dans la modernité, un demi-siècle auparavant.

       


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  • LA CITADELLE DE BETON

     Affonso Eduardo Reidy et Carmen Portinho

     

    Des silhouettes assimilables à de délicates ombres chinoises se déplaçaient dans l’anonymat le plus total. Apparaissant par à coups, ces individus obscurcis par les ténèbres de cet édifice tout en longueur, à l’apparence sélacienne, semblaient écrasés par la citadelle aux formes zoomorphiques pourvues de pattes – comme les tréteaux – qui évoquaient celles des myriapodes qui hantent les forêts du Carbonifère. Ils venaient se réfugier l’espace de quelques instants, avant de se sentir trop compressés ou écrasés par ce plafond aux couleurs ternes. Ils erraient dans ce faux souterrain, avec une démarche d’automates, de personnage virtuel de jeux vidéo, complètement dépourvus d’émotions. Certains se déplaçaient en vélo dans l’obscurité oppressante des lieux vides, sauvages et quasi atones, comme s’ils souhaitaient fuir au plus vite cet environnement hostile où pourtant rien ne se passait à l’exception de la valse des courants d’air intrusifs. Ici il n’y avait pas de centre réel, juste quelques directions arbitraires.

    Ce lieu ressemblait à un aérogare vide, à un vaste parking sans voiture, ou encore à un tunnel anormalement large, un hangar, ou un gigantesque entrepôt désaffecté. Il aurait pu servir aussi de pistes pour skaters. La matérialité du vide soufflait sur ces passants indifférents ; parfois, certains s’interrogeaient sur la formation de cet édifice et sur sa réalité propre. Ils évaluaient la naissance de cette citadelle à seulement quelques années. Tout archaïsme  était ici, absent. Une modernité froide, objective, géométrique, neutre, sans artifice ni éclat. L’érosion n’avait pas encore entamé son travail de sape .

     

    La nuit, dans l’intersection de chaque tréteau, installée à une certaine hauteur, une lumière artificielle extrêmement faible, donnait à l’ensemble une dimension quelque peu fantastique. Des semblants de strates ou de couches apparaissaient sur ces murs épais de soutènement, dont le caractère lisse ressemblait à différentes espèces de sables fins. On pouvait tout aussi bien s’imaginer au pied d’un temple égyptien, qu’à l’intérieur  d’un mastaba funéraire ou d’une zigurrat  babylonienne. Une autre analogie frappante résidait dans la présence sur un mur d’une forme ovoïde orangée, dont l’aspect rappelait la célèbre tache rouge de Jupiter.

     

    L’impression désastreuse d’un affaissement imminent, guettait à tout moment, et poussait les individus égarés à fuir ces lieux malsains où l’air était anormalement froid par rapport à l’environnement chaud de l’extérieur.

    Sur cet édifice de béton avaient été greffées dès sa construction, de petites ampoules inertes placées les unes des autres à des distances régulières, devant lesquelles s’ébattaient de minuscules insectes invisibles à l’œil nu, en quête de lumière. La pollution semblait s’être incrustée sur sa peau dure et verruqueuse de béton. On y trouvait des traces d’infiltrations pluviales que le temps et l’humidité avaient légèrement foncées et boursouflées.

    Au beau milieu de la citadelle, un escalier semi-circulaire monumental, donnait l’impression de pénétrer dans un vaisseau intergalactique. Mais ses courbes élégantes contrastaient fortement avec l’extrémisme géométrique de ces droites. Il était facile de perdre le sens de l’orientation en gravissant une à une les marches de ce vaste escalier de béton qui zigzaguait dans l’air de cet espace abiotique.

    Dans le fond, la silhouette d’un homme vêtu tout de blanc, n’avait de cesse d’explorer les combles du palais. Face à lui d’immenses terrasses ombragées accueillaient une foule d’individus. Noyés au sein de ce minimalisme architectural, ces anonymes lambdas se réduisaient à des pions comme s’ils faisaient partie intégrante d’un damier gigantesque délimité par des ombres.

    Des dalles funéraires particulièrement discrètes de format rectangulaire, étaient encastrées au milieu de l’esplanade. les visages des défunts y étaient gravés. Sous chacun d’eux, On pouvait lire les prénoms suivants : Maria, Julia, Rosaria, Sarah, Albina, Cecilia et Aria ainsi que les dates de leur naissance et de leur mort. Elles étaient là plongées dans une certaine obscurité au sein de cette citadelle où de fines couches de poussière comblaient les sillons de ces dessins gravés.

    A propos des défunts, il n’avait pas été difficile de savoir que Maria  et Julia vivaient toutes les deux dans le Bloc de type b du Pedregulho, quatre étages bâtis sur pilotis ; ce Bloc pouvait loger aussi bien des petites, des moyennes ou des grandes familles. En revanche, le Bloc de Type A, où vivaient notamment Rosaria et Aria, était destiné aux célibataires voire à des couples sans enfants ou, dans des cas extrêmes, à de petites familles. Dans le Livre au CODE 4 R 110, disponible à l’Institut National d’Histoire de l’Art (75002, Paris) il est bien précisé que les blocs d’appartements B1 et B2 avaient été réalisés dans les années 1950/1952 et constituaient à eux seuls une unité d’habitation. Par ailleurs, une source au CODE 8F 4567 précise que les vérandas de chaque unité, étaient en partie protégées par des balustrades et en partie par des panneaux ajourés en béton.

    Dans le Bloc de type A habitait également Sarah. Ce bloc, long de 260 mètres accompagnait la ligne sinueuse de la colline, rappelant dans son ensemble, les premiers projets de Le Corbusier pour Alger en 1931. trois escaliers principaux desservaient les divers étages de ce Bloc.

    Le troisième étage où se trouvait précisément l’appartement de Sarah était conçu comme une immense terrasse dotée d’une crèche et d’un jardin d’enfants. Sarah s’était plainte d’ailleurs très souvent du bruit. Ces détails sur la vie de Sarah et ses souffrances causées par les nuisances sonores sont exposés dans le livre au CODE 489 FGRT, disponible à la Bibliothèque François Mitterrand, au Rez-de-jardin qu’il est possible d’emprunter avec un justificatif comme une carte d’étudiant de Troisième Cycle, par exemple.

    Enfin, dans le Bloc C, habitaient Cécilia et Albina. En annexe de ce Bloc en retrait, une pouponnière et une école, avaient été crées.

     



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    Dom Helder Camara


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    C’est à Fortaleza, ville du Nordeste brésilien qu’était né Dom Helder, un des grands représentants de l’épiscopat brésilien. Il grandit au sein d’une famille de 13 enfants. Né le 7 février 1909, il fut ordonné prêtre le 15 août 1931 puis évêque le 20 avril 1952. Entouré de son père franc-maçon, et de sa mère institutrice, Il avait su dès l’enfance, qu’il serait prêtre. Le Saint Esprit soufflait à chaque instant. Pour lui il était évident qu’il ne faisait qu’un avec le Christ. Tout au long de sa vie, il assuma de nombreuses responsabilités dans l’Eglise brésilienne. La soutane blanche qu’il portait, ne le quitta jamais plus et ce même lorsque les évêques lui permirent d’utiliser des vêtements civils. Ses oraisons n’avaient jamais été dithyrambiques, mais sa rhétorique était profonde et révélatrice d’un homme dont la foi semblait le soutenir malgré les vicissitudes dévastatrices et méphistophéliques des temps sombres qu’il traversait. Pour lui, l’enfer n’était en aucun point le destin naturel de l’humanité. Les sermons qu’il entonnait avec enthousiasme  et dynamisme, captivaient l’esprit du public.  Le rachitisme de son corps voire son pseudo nanisme était compensé par une vive gesticulation et un regard étincelant. Il lui arrivait de se dresser sur la pointe des pieds comme si les mots jaillissaient de son élan vers le ciel. Petit à petit, sur son visage hâve, des sillons plus ou moins profonds s’étaient creusés, délimitant ainsi des zones de chair maculées de taches brunes sur lesquelles la joie et le bonheur de vivre s’exprimaient encore.  Surnommé le « Mecejanense » en référence à sa terre d’origine dans le Ceara, il lui arrivait parfois, dans la force de l’âge,  d’utiliser de grosses lunettes aux contours épais et noirs qui n’étaient pas sans rappeler celles que portaient Le Corbusier, mais surtout l’architecte Alfonso Reiddy, sorte de jeux de miroirs décapants de deux personnalités tout à fait conséquentes d’un Brésil en proie à la métamorphose. L’architecte et le religieux ne semblaient plus faire qu’un derrière leurs verres et leurs discours, auprès de ces foules enfiévrées et attentives. Les deux hommes étaient en quelque sorte l’incarnation du courant progressiste de leur pays, et devaient marquer considérablement, chacun à sa manière, leurs compatriotes.

    Naviguant entre les eaux boueuses du communisme et du capitalisme, Dom Helder avait toujours été en quête  de compromis. Préconisant, une révolution sociale pacifique et humaniste, il cherchait à tout prix à préserver l’indépendance de son pays face aux deux puissances étrangères qu’étaient les USA et l’URSS. Dom Helder avait traversé un siècle au cocktail explosif, mêlant les guerres universelles, la bombe atomique, le réveil de l’Orient, la décolonisation ; un monde sur la corde raide constamment bousculé par des secousses politiques et des coups d’états ; un monde fracturé par la polarisation idéologique. Son pays, le Brésil, la célèbre « tâche verte » sur le globe, avait connu un important développement dans lequel il avait su gagner par son charisme et sa piété, le cœur du peuple. Dans le sillage d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King, Dom Helder, le vieil homme surlequel se posaient les colombes, avait choisi la voix de la paix, de la non-violence. Ce saint homme avait réussi à moderniser et métamorphoser l’église brésilienne, tout en gardant sa place dans la course à  la croissance galopante du pays.

    Malgré toutes ces valeurs, l’homme n’avait pas réussi à dompter une partie de la jeunesse vulnérable aux extrémismes. Cette jeunesse qui revendiquait le combat par la violence, était beaucoup plus sensible à un Che Guevara. Minuscule goutte d’eau perdue au sein de ce vaste magma belliqueux et coincée pour un temps, au beau milieu de ces groupuscules fascisants, Julia, dont la mère ne cessait de pleurer la mort de Dom Helder, avait regané les mouvements extrémistes qui fleurissaient dans la région et avait connu un autre destin.

     


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  • MARCELLO


    Cette vie de thésard m’oblige à hiberner, cloîtré chez moi. Sans chauffage l’hiver, 5 pulls sur le dos, je passe mon temps entre l’ordinateur et des séances d’errance dans les pièces désertes de l’appartement. Je heurte les chaises, les portes, sans oublier de vociférer contre elles. Je me secoue et  me lamente contre l’engourdissement de mes membres causé par le froid et la lourdeur de mes vêtements. Dans cette ambiance, où seuls les programmes insipides de mes deux télés procurent un semblant de vie, je traîne mon aboulie quotidienne.

    Quand mes forces peu à peu m’abandonnent, je m’enfouis alors sous mes couvertures avec mon ordinateur portable, en attendant que le sommeil me délivre de cette sensation de glace. Véritable congélateur, l’appartement continue à se refroidir tard dans  la nuit alors que je dors enfin protégé de toute agression polaire. Plus les années avancent, plus je paresse au lit. Je reste ensuite en pyjama une bonne partie de la journée, avant de trouver le courage de m’habiller et de m’extirper de ce cocon hostile.

    La pièce est petite et triangulaire. Chargée d’histoire, elle est sans nul doute le lieu le plus inhospitalier de l’appartement. Ici, le gouffre de la désolation est immense. Marcello n’y met quasiment jamais les pieds, de peur que cela ne ravive en lui ses sentiments de mélancolie qui le dévastent. Dans cet endroit désaffecté, semblable à une chambre de bonne mal entretenue, un lit et un vieux bureau constituent la totalité du mobilier. Au sol, tout autour de la chambre, des galets gris et beiges, des bouts de bois, des squelettes de crabes et de poissons, occupent l’espace. Sur la table, malmenée à certains endroits, un vieux stylo cassé et une règle trahissent la présence relativement récente d’un adolescent. Les tiroirs de ce bureau en bois, branlant, abritent tout un ensemble d’objets hétéroclites laissés pour compte, comme des règles en plastique, d’anciens carnets de chèques de la Banco Agricola ou, des notices d’appareils électroniques en portugais.

    Depuis quelque temps, une sensation de dégénérescence de mon corps, est venue s’ajouter  à ma mélancolie, comme pour vouloir accélérer mon processus d’extinction. L’obsession du déclin physique m’habite journellement.  Je radote, je me traîne, je regrette le poids des ans et ma famille, alors que mon corps s’amollit et que mes dents s’enjolivent de prothèses dont la couleur blanche trompe mes admirateurs. Tandis que mes muscles deviennent de la guimauve à force de répéter les mêmes gestes lents et apathiques, mon ventre s’alourdit sous la pesanteur de mes aliments caloriques ingérés dans la monotonie. Mon front se flétrit comme une feuille froissée ou s’écaille comme les peintures des murs. La disparition progressive de mes cheveux met à nu des marques blanches particulièrement visibles et peu avenantes. Ces derniers temps, ma calvitie semble pourtant être entrée dans un état stationnaire : dernier répit avant la reprise soudaine de ce qui me mènera au labourage final ? Je souffre au quotidien de maux de tête qui s’attardent, se multiplient sous l’influence de ma pratique quotidienne du tapotage informatique; tout cela affecte durement ma santé physique et neuropsychique. Mes antalgiques ne me font plus rien. J’ai mal aux yeux, au cerveau, partout. Plus le temps s’écoule comme une fuite d’eau, plus je suis soumis à des crises d’hypocondrie. Je redoute particulièrement la perte de la vue comme le scotome, cette tache aveugle du champ visuel que l’on trouve dans des maladies du type DMLA. Je me persuade que la luminosité agressive de tous ces appareils, comme la télé et maintenant l’ordinateur, ne pourra que favoriser à l’avenir ce genre de pathologies. Mais le pire dans tout cela, c’est que je n’ai aucun moyen pour m’en défendre. 

    D’épais rideaux aux couleurs ternes, protègent des courants d’air la porte coulissante de l’entrée. Achetés par Sarah à Rio trente ans auparavant, cette pointe latino-américaine peu avenante, côtoie un lustre encrassé, dont les ampoules projettent une lumière faible et baroque. Au pied d’un mur, posé à même le sol, un tableau abandonné avertit du caractère muséal et poussiéreux de l’endroit. On dirait  un Claude Monet, mais en réalité c’est une oeuvre de Luis Gasparetto, un célèbre peintre  médium. Au-dessus du lit de Marcello, amovible et facilement transformable, une trace brunâtre d’une certaine informalité s’est formée. Sa morphologie évoque la silhouette estompée d’amas ouverts tels qu’on peut en observer dans l’univers. Sa couleur virant du brun au noir semble s’être constituée petit à petit, au fil du temps. Son étrangeté réside dans le fait qu’elle n’est visible que de loin. Ainsi plus on s’en approche, plus sa forme indistincte disparait. C’est comme si le mur avait transpiré. L’oreiller était-il responsable de  cette tâche ? Marcello inspecta avec étonnement cette formation énigmatique jusqu’au moment où il comprit : les heures passées à lire ou à tapoter sur son ordinateur portable dans son lit avaient gravé cette empreinte indélébile. C’est en refaisant le film de ses lectures, et en étudiant la position anatomique de son corps dans son lit, que Marcello comprit en fait qu’il ne posait quasiment jamais la tête sur son oreiller mais sur le mur. La cloison avait ainsi absorbé une partie de son crâne arrière au point d’en conserver une trace conséquente sur la peinture. Ainsi, dans sa chambre, sa présence s’est incrustée jusqu’à en imprégner les murs à la fois psychologiquement mais aussi et surtout physiquement. Il avait déjà rencontré ce type de phénomène sur un de ses livres sur lequel la moiteur de ses mains, à force d’utilisation compulsive, avait noirci totalement la tranche. Il regarda cette tâche avec l’étonnement d’un scientifique contemplant un nouveau spécimen naturaliste. Le jour où il quitterait cet immeuble, seule  cette marque laissée par sa tête pendant ses innombrables heures de lecture, lui survivrait. Les futurs résidants n’y verraient alors qu’une simple tâche. L’analogie avec la fossilisation d’une patte d’un vertébré antédiluvien pris dans un sol argileux, lui vint immédiatement à l’esprit.

    Récemment, j’ai été victime à mon réveil d’une crise de colique néphrétique particulièrement douloureuse. L’événement est assez important pour le souligner car c’était la première fois que cela m’arrivait. Alors que je venais de me sortir d’un horrible cauchemar, où un camion gigantesque, arrivé à la hauteur de mes fenêtres, crachait des malfrats par la porte arrière pour s’engouffrer chez moi, je fus soudainement pris d’élancements dans le bas du dos. Me retournant sans cesse en me tortillant de douleur sous mes couvertures, j’essayai de me lever pour les atténuer. Cela eut malheureusement l’effet contraire. Aucune position n’arrivait à atténuer ma souffrance  ; l’idée me vint d’appeler les Urgences. Je tapais des poings contre les murs, je déambulais comme un fou dans le silence de l’appartement et maugréais des paroles inaudibles. L’impossibilité de m’asseoir, de me coucher sur le ventre ou sur le dos m’exaspérait. Au bout d’une heure, alors que la douleur ne s’était toujours  pas  calmée, je fus soudainement pris de vomissements. Vaincu par la souffrance, je m’affalai sur le lit, à côté de la salle de bain. La tête à l’envers, les yeux dirigés vers la fenêtre, je contemplai le défilé majestueux des nuages dans le ciel limpide du lever de soleil. Par bonheur, mais surtout par je ne sais quel miracle, la douleur disparut brusquement. Je n’osai plus bouger de peur que tout recommence et je restai ainsi à sonder le concept de douleur physique. Je ne savais pas si j’étais paralysé ou non. Au cours de ces instants de paix miraculeusement revenue, je cherchai à retrouver le camion que j’avais entrevu dans mon cauchemar. Mais sa carcasse couleur bitume avait disparu, laissant place à une atmosphère dégagée et pleine de rayons solaires particulièrement enivrants. L’absence soudaine de douleur me provoqua une jouissance rare et une certaine béatitude qui me firent tout à coup, relativiser tous les malheurs de mon existence. Je finis alors par me lever et tentai d’oublier cet épisode douloureux.

    Face à la porte d’entrée, une minuscule alcôve fait office de dressing. Elle abrite une tonne de vêtements et un aspirateur mal rangé et estampillé de taches de peinture. Visiblement, le pull rouge d’Aria s’y trouve encore. Il suffit que le nez de Marcello s’y colle pour ressentir sa présence. Au fin fond de cet endroit obscur se cache le compteur EDF, derrière l’embrasure d’une porte en métal défoncée. Vaincu par la poussière, il se laisse difficilement approcher. Pour l’atteindre, l’agent contrôleur EDF devra enlever une multitude de vêtements, de cintres et enjamber l’aspirateur et autres matériaux divers. Parvenir au compteur EDF équivaut à un véritable exploit. Tous ces vêtements qui ont perdu leurs propriétaires, exhalent des essences d’anciens parfums mêlés à la poussière et la saleté. En levant la tête, des câbles retenus au plafond par des scotchs témoignent de la présence indirecte d’un branchement non identifié.

    A l’exception de quelques rages de dents, je n’avais jamais connu de véritables douleurs physiques. Avec cet événement tout à fait inattendu et surprenant de coliques néphrétiques, j’avais l’impression d’être entré, une fois de plus, dans l’ère de la décadence physique où chaque année, des maux nouveaux allaient apparaître comme de nouvelles armées menaçantes. L’horizon était donc bien sombre et le cours de l’histoire,  un fleuve infini d’où l’on ne s’échappait jamais ; comme un courant dans des rapides, on était emporté, brinqueballé jusqu’à l’évanouissement final de l’existence. La puissance de la souffrance est infinie et c’est en cela que je la respecte et qu’elle me fascine. Lorsque le mal est trop fort, l’envie me vient parfois de lui déposer une gerbe en signe de gratitude ironique. Pour moi, le bonheur n’est rien comparé au malheur. Quoi qu’il en soit, cet incident matinal n’eut pour conséquence que de jeter une nouvelle fois un peu plus de trouble dans mon esprit. Les jours suivants, je restai néanmoins obsédé par mon dos et des sensations de courbatures, imaginaires ou pas, me perturbèrent...


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