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    Apartamento N°243

    Après avoir refermé la porte derrière elle et s’être déchaussée, Albina se laissa tomber comme une masse, de tout son long sur son lit. Il était 23h. Elle n’avait pas encore dîné. Elle rentrait d’une soirée cinéma, passée avec Julia une de ses meilleures amies. On leur avait projeté les films : Avant - Présent - Au-delà, qui se passaient en Amazonie. L’histoire l’avait secouée. Albina était particulièrement impressionnable. Dans le film « Au-delà» les alignements de crânes sur lesquels luisait la lumière du soleil et qu’elle associait sans trop savoir pourquoi à des poteries Incas aperçues sur les étagères d’un Musée Ethnologique, l’avaient terrorisée.  Déjà, sa journée de travail avait été pénible au Salon de Coiffure qu’elle tenait à proximité des soubassements glauques du Pedregulho. Un certain Manuele, un ancien voisin lui avait demandé aujourd’hui, de raser sa longue chevelure noire. Albina avait du également supprimer ses favoris que son client avait laissé pousser à l’occasion du championnat du monde de la moustache et de la barbe, tenu à Récife, il y a quelques jours. Suite à sa défaite au concours, par dépit,  Manuele avait voulu supprimer toute trace capillaire de son corps. Il avait même  rasé les poils de ses jambes, de sa poitrine et de son sexe, lui avait-il dit. Ainsi, la coïncidence entre son étrange client et ce film dans lequel un chef militaire avait rasé ses prisonniers au fin fond de la forêt, l’avait quelque peu perturbée...


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    .... Sur le haut du crâne, le bleu étincelait. A la hauteur de sa nuque, le vert turquoise  dominait. La coiffure d’Albina en fait,  jouait sur toute la gamme des verts et des bleus. Le choix des nuances de couleurs s’apparentait aux fils multicolores d’une mercerie. Plus on se rapprochait de la tête ronde d’Albina, plus on était frappé par l’étonnante richesse de sa coiffure. Mais à la racine des cheveux, un noir corbeau venait troubler les couleurs environnantes. Avec toutes ces teintes, elle ressemblait à un oiseau multicolore comme on peut en rencontrer en pleine forêt amazonienne, ou plus simplement dans les volières. Les yeux d’Albina étaient globuleux, clairs et sans couleur déterminée. Au-dessus de sa bouche, de chaque coté, de profonds sillons s’étaient incrustés dans son épiderme adipeux et mou. Ses mains étaient balafrées par d’étonnantes cicatrices, comme celles que l’on peut voir sur la peau des enfants. Ses doigts gros et mal emboutis donnaient l’impression qu’ils avaient été rajoutés, collés à ses mains ; ils ne semblaient pas être d’origine. Elle avait la poitrine flasque d’une femme amaigrie par la faim. De taille moyenne, parée de bourrelets déjà bien ancrés pour son âge, elle était plutôt laide. Ses joues étaient rebondies, ses lèvres épaisses. Son visage blanc ne présentait de prime abord aucun lien avec ses compatriotes et se rapprochait plutôt du type européen et en particulier scandinave. Une chaînette de couleur or enserrait son cou trop court.

    Allongée dans le noir, les extraits du film « Au-delà » , soudain, firent irruption dans son esprit. Tout commença à se brouiller. Elle se voyait à la place du chef militaire de la tribu amazonienne. Les commentaires du film lui revinrent parfaitement à l’esprit :...

     

     

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    .... Les sirènes des ambulances et le vacarme de la police la sortirent de sa torpeur. Il semblait que les environs de son immeuble avaient retrouvé une certaine vie dans cette obscurité opaque. Elle imagina la scène un peu comme dans les films policiers qu’elle avait l’habitude de voir avec Julia. Une  agitation s’empara d’elle. Elle eut tout à coup conscience de la gravité de la situation et comprit malheureusement que ce n’était pas une fiction. Elle savait que sa liberté était comptée. Elle se redressa à moitié sur son lit, alluma sa lampe de chevet et ouvrit le tiroir de sa table de nuit. Elle sortit plusieurs petites boîtes aux couvercles roses. Au milieu de chacun d’eux était inscrit le chiffre d’une année comme 1989, 1990, 1991, 1992... Elle en ouvrit une au hasard et en dégagea une mèche de cheveux bruns. Elle la caressa en lui adressant un regard tendre comme s’il s’agissait d’un bébé. Une larme roula sur sa joue. La couleur brune de cette mèche ne ressemblait en rien à sa coiffure actuelle. Elle en ouvrit une autre correspondant à une année antérieure ; elle en ressortit une  mèche qu’elle caressa comme la précédente. La couleur était identique à la précédente. Ça ressemblait à des échantillons, où l’unique différence résidait en leur appartenance à une année particulière. Albina savait parfaitement les distinguer. Une foule de souvenirs douloureux s’entrechoqua alors dans son esprit mélancolique et fatigué, au point d’en oublier presque ses deux homicides...


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    Dom Helder Camara


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    C’est à Fortaleza, ville du Nordeste brésilien qu’était né Dom Helder, un des grands représentants de l’épiscopat brésilien. Il grandit au sein d’une famille de 13 enfants. Né le 7 février 1909, il fut ordonné prêtre le 15 août 1931 puis évêque le 20 avril 1952. Entouré de son père franc-maçon, et de sa mère institutrice, Il avait su dès l’enfance, qu’il serait prêtre. Le Saint Esprit soufflait à chaque instant. Pour lui il était évident qu’il ne faisait qu’un avec le Christ. Tout au long de sa vie, il assuma de nombreuses responsabilités dans l’Eglise brésilienne. La soutane blanche qu’il portait, ne le quitta jamais plus et ce même lorsque les évêques lui permirent d’utiliser des vêtements civils. Ses oraisons n’avaient jamais été dithyrambiques, mais sa rhétorique était profonde et révélatrice d’un homme dont la foi semblait le soutenir malgré les vicissitudes dévastatrices et méphistophéliques des temps sombres qu’il traversait. Pour lui, l’enfer n’était en aucun point le destin naturel de l’humanité. Les sermons qu’il entonnait avec enthousiasme  et dynamisme, captivaient l’esprit du public.  Le rachitisme de son corps voire son pseudo nanisme était compensé par une vive gesticulation et un regard étincelant. Il lui arrivait de se dresser sur la pointe des pieds comme si les mots jaillissaient de son élan vers le ciel. Petit à petit, sur son visage hâve, des sillons plus ou moins profonds s’étaient creusés, délimitant ainsi des zones de chair maculées de taches brunes sur lesquelles la joie et le bonheur de vivre s’exprimaient encore.  Surnommé le « Mecejanense » en référence à sa terre d’origine dans le Ceara, il lui arrivait parfois, dans la force de l’âge,  d’utiliser de grosses lunettes aux contours épais et noirs qui n’étaient pas sans rappeler celles que portaient Le Corbusier, mais surtout l’architecte Alfonso Reiddy, sorte de jeux de miroirs décapants de deux personnalités tout à fait conséquentes d’un Brésil en proie à la métamorphose. L’architecte et le religieux ne semblaient plus faire qu’un derrière leurs verres et leurs discours, auprès de ces foules enfiévrées et attentives. Les deux hommes étaient en quelque sorte l’incarnation du courant progressiste de leur pays, et devaient marquer considérablement, chacun à sa manière, leurs compatriotes.

    Naviguant entre les eaux boueuses du communisme et du capitalisme, Dom Helder avait toujours été en quête  de compromis. Préconisant, une révolution sociale pacifique et humaniste, il cherchait à tout prix à préserver l’indépendance de son pays face aux deux puissances étrangères qu’étaient les USA et l’URSS. Dom Helder avait traversé un siècle au cocktail explosif, mêlant les guerres universelles, la bombe atomique, le réveil de l’Orient, la décolonisation ; un monde sur la corde raide constamment bousculé par des secousses politiques et des coups d’états ; un monde fracturé par la polarisation idéologique. Son pays, le Brésil, la célèbre « tâche verte » sur le globe, avait connu un important développement dans lequel il avait su gagner par son charisme et sa piété, le cœur du peuple. Dans le sillage d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King, Dom Helder, le vieil homme surlequel se posaient les colombes, avait choisi la voix de la paix, de la non-violence. Ce saint homme avait réussi à moderniser et métamorphoser l’église brésilienne, tout en gardant sa place dans la course à  la croissance galopante du pays.

    Malgré toutes ces valeurs, l’homme n’avait pas réussi à dompter une partie de la jeunesse vulnérable aux extrémismes. Cette jeunesse qui revendiquait le combat par la violence, était beaucoup plus sensible à un Che Guevara. Minuscule goutte d’eau perdue au sein de ce vaste magma belliqueux et coincée pour un temps, au beau milieu de ces groupuscules fascisants, Julia, dont la mère ne cessait de pleurer la mort de Dom Helder, avait regané les mouvements extrémistes qui fleurissaient dans la région et avait connu un autre destin.

     


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    .... Arrivé dans la pièce, je m’assis face à lui. Ce n’était pas la première fois que je le consultais. J’avais dû le voir environ 2 ou 3 fois durant ces dix dernières années. Je m’attendais à ce qu’il me demande d’un instant à l’autre, de me déchausser. Et c’est ce qu’il fit. Je m’exécutai. En attendant, comme à l’accoutumé, il mâchonnait un chewing-gum fantôme. La séance venait à peine de commencer que déjà, il m’agaçait. Sa manie de se triturer les cheveux n’arrangeait pas les choses. Mais mon podologue était un orthopédiste réputé; il fallait donc se contenir. C’est alors que je constatai l’état misérable de mes chaussures. Éculées à l’arrière, elles ressemblaient à celles d’un SDF...


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    .... Le médecin se leva et me demanda de retirer mes chaussettes pour passer sur la vitre. C’était une caisse métallique assez imposante, posée à même le sol comme une balance. Je comparais cet engin étrange à une photocopieuse avec la seule différence qu’on n’y mettait pas de feuilles, mais un pied voire les deux. Je détestais cette machine, car elle mettait en relief toutes les imperfections et les malformations de mes pieds. Je pouvais alors contempler et passer au crible toute ma voûte plantaire. J’y observais des sillons ou des rides, les creux de mes talons, leurs fausses courbes, mais aussi mes orteils qui me faisaient penser à des croûtons de pain rassis. Pour alléger la facture, mes ongles de pieds présentaient des croûtes épidermiques particulièrement épaisses. Sur les premières phalanges, de gros poils noirs étaient plantés comme sur la tête d’un chauve. Je restai alors hébété  debout, les pieds posés sur ce machin lumineux qui me brûlait les yeux...


    Chez le podologue

     Chez le Podologue

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    .... Il éteignit son engin et reprit place à son bureau, toujours aussi muet. J’avais peur qu’il m’annonce des catastrophes. J’eus alors la permission de me rechausser. J’allais enfin pouvoir m’épargner la vue abominable de mes pieds. A cet instant, je le détestais encore plus. Après un certain silence où seuls les crissements de son stylo bic noir se faisaient entendre, il m’expliqua brièvement sa prescription de tout un tas de crèmes et de médicaments, dans l'attente d'une nouvelle paire de semelles. Je ne voyais pas le rapport avec mes pieds-plats. Néanmoins, je le saluai et repartis avec mes chaussures éculées et une envie irrésistible de le supprimer.

      


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    Apartamento N°400

    Au moment de refermer le battant de son ordinateur portable sur lequel elle n’avait malheureusement pas réussi à écrire une seule ligne, Rosaria se leva, et pointa son regard en direction de la Mer de Glace. Elle sentit alors une légère brise glisser sur son visage. Elle éternua et prit un mouchoir tout en continuant à regarder la chaîne des montagnes qui se déployait devant elle. Pour atteindre la Mer de Glace, Rosaria avait emprunté un système de rampes de plusieurs centaines de marches avant  de trouver un endroit à l’abri des regards. Elle n’était pas du genre à se fondre dans la foule, mais plutôt à s’y extraire. Aujourd’hui, elle était seule et se sentait parfaitement bien au milieu des sapins. Habituée à l’escalade et aux zones abruptes, pour en avoir fréquentées dans les Andes, Rosaria se sentait encore plus à l’aise à l’écart des touristes. Le temps était agréable, en ce premier jour de mai. Le soleil poursuivait timidement son cheminement au milieu d’un ciel capricieux, où la pluie était pour le moment absente.....

     

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    Depuis sa séparation avec Alfonso, qui était depuis revenu vivre au Brésil, où il avait repris son métier d’orthopédiste à Pedregulho, Rosaria vivait seule à Brooklyn. Dix ans auparavant, Alfonso n’avait pas hésité à quitter pour elle, sa femme Sarah et leur fils Marcello. Rosaria, désirait âprement tirer un trait sur son passé en faisant le vide autour d’elle. Oubliant même son intérêt pour l’architecture, Rosaria se consacra entièrement à l’écriture de livres. Une page de sa vie était définitivement  tournée. Aujourd’hui, elle venait de quitter Brooklyn pour un temps pour s’immerger dans la nature alpine. Depuis déjà plusieurs mois, au prix de longues tergiversations intellectuelles, Rosaria avait pris la ferme décision de choisir pour décor pour son prochain roman « L’Expédition »,  la Mer de Glace.  La lecture récente du Journal de Schopenhauer et les éloges de ce dernier à propos des Alpes, l’avait convaincue de le faire.....


     

    Rosaria à la Mer de glace

    La Mer de glace



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    Le confinement carcéral des logements au Pedregulho qui se comptent par centaines prend alors à la gorge ses occupants faméliques qui y pourrissent comme des cafards. Baignés par la lumière blanche du jour, des couloirs vides aériens qui s’étendent à l’infini contribuent à projeter cette sensation de chaos et de désolation dans ce bateau de l’horreur où naviguent ses prisonniers. Dans ces fausses prisons, des familles entières oubliées par le gouvernement, vivent dans le plus strict dénuement. La nourriture et l’eau chaude se font de plus en plus rares. Sur les plafonds craquelés, des ampoules nues comme des vers, projettent leur lueur blafarde sur les parois décrépies au pied desquelles gisent des lits défaits. Une odeur de renfermé envahit le plus souvent ces logements insalubres. Préférant se protéger de la pollution, les habitants laissent alors s’entasser leur odeur de sueur qui ne cesse de s’imprégner sur les rares meubles de leurs cellules. Vivant dans un véritable microcosme, ces personnes oubliées de tous contemplent leur passé pour chercher leur avenir.

    Et soudain un énième cri dans l’obscurité naissante vient déchirer la pesanteur mortuaire du Pedregulho.  Une sensation d’effroi s’engouffre alors dans les couloirs vides où seuls quelques rayons cathodiques de téléviseurs percent à travers les portes. Mais de cette clameur nocturne surgit alors de nouveau un silence de catacombe comme si rien ne s’était passé.....


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