• Page 116/§ 2

    Apartamento N°218

    Parvenu à l’endroit indiqué, Marcello entra dans une pièce où l’obscurité était totale. Il était seul. L’espace était très exigu. Des sons résonnaient bruyamment dans ses oreilles fragilisées par une récente otite. Ces bruits appartenaient au monde animal, mais il était impossible de les identifier. Au détour d’un couloir, il fut soudain ébloui par un gigantesque panneau lumineux.[ Le dos d’une femme recouvert d’un immense tatouage remplissait tout l’écran. Marcello s’arrêta, sidéré par la beauté du dessin ; Il s’agissait d’une espèce avienne qui lui était inconnue. De grande taille, cet oiseau avait une seule griffe à chaque patte. L’animal présentait sur la tête une étrange huppe, comme s’il  venait de faire la fête, avec des couleurs multicolores aux dominantes rouges briques. Il comprit alors la relation entre les sons étranges et l’oiseau en question dessiné sur ce dos. Une voix off retentit soudain et donna des informations à propos de cette espèce arboricole et grégaire. Il s’agissait d’un hoazin ; ces oiseaux vivaient dans les forêts d’Amazonie ; l’une de leurs particularités était de posséder un jabot à la manière des bovidés. Leurs cris ressemblaient à la respiration asthmatique d’un fumeur. Leur odeur était faisandée et tenait à distance tout type d’importuns. De la femme, on ne distinguait en fait rien d’autre que son dos. Le dessin tournait comme dans une simulation d’ordinateur. C’était juste un fragment de son corps un peu comme ceux que l’on peut observer dans la série des fous chez Géricault. Un brouhaha assourdissant continuait à retentir.....

     

    Page 118/§ 3

    Cécilia se retourna, ouvrit la porte sans la refermer et disparut dans le couloir de la péniche. Le jeune homme agacé finalement par le comportement étrange de la jeune femme, descendit de son lit pour claquer la porte. Avant de la refermer, il la regarda s’éloigner. Son excellente vue lui permit d’observer tranquillement le tatouage de la jeune femme. Sa démarche automatisée l’interpella. Il supposa qu’elle se rendait aux toilettes. Il se recoucha, le sommeil définitivement envolé, et se repassa le film de leur étrange entrevue. Il revoyait ses yeux aux pupilles dilatées qu’il avait pu apercevoir dans la pénombre, grâce aux rais de lumière tamisée provenant des hublots. Son regard fixe à la fois perçant et livide lui avait fait penser à celui d’un zombie. Il appréhendait son retour. Les minutes s’écoulèrent sans qu’elle ne revienne. Un mauvais pressentiment lui parcourut alors l’esprit. Il se releva à la hâte et se précipita dans le couloir. Tout était étrangement calme. Il avait l’impression qu’il était seul. Il monta alors sur le pont dans le froid glacial et aperçut son dos. Le trou de son déshabillé blanc flottait au vent laissant largement à découvert la silhouette de l’hoazin. Des reflets bleutés se miraient sur les étendues glacées de la mer alors que des bouées jaunes jouaient de contraste avec la blancheur de la glace. Cécilia, insensible au froid,  déambulait seule comme une automate, le regard perdu vers l’horizon.....

     

    L'Hoazin

    L'Hoazin


    votre commentaire
  •  

    Chez l'analyste

     

    Chez l'analyste

    Chez l'analyste

    Alfonso Campanos et Rosaria Muniz  à Illha Grande

     

    Chez l'analyste


    votre commentaire

  • MARCELLO


    Cette vie de thésard m’oblige à hiberner, cloîtré chez moi. Sans chauffage l’hiver, 5 pulls sur le dos, je passe mon temps entre l’ordinateur et des séances d’errance dans les pièces désertes de l’appartement. Je heurte les chaises, les portes, sans oublier de vociférer contre elles. Je me secoue et  me lamente contre l’engourdissement de mes membres causé par le froid et la lourdeur de mes vêtements. Dans cette ambiance, où seuls les programmes insipides de mes deux télés procurent un semblant de vie, je traîne mon aboulie quotidienne.

    Quand mes forces peu à peu m’abandonnent, je m’enfouis alors sous mes couvertures avec mon ordinateur portable, en attendant que le sommeil me délivre de cette sensation de glace. Véritable congélateur, l’appartement continue à se refroidir tard dans  la nuit alors que je dors enfin protégé de toute agression polaire. Plus les années avancent, plus je paresse au lit. Je reste ensuite en pyjama une bonne partie de la journée, avant de trouver le courage de m’habiller et de m’extirper de ce cocon hostile.

    La pièce est petite et triangulaire. Chargée d’histoire, elle est sans nul doute le lieu le plus inhospitalier de l’appartement. Ici, le gouffre de la désolation est immense. Marcello n’y met quasiment jamais les pieds, de peur que cela ne ravive en lui ses sentiments de mélancolie qui le dévastent. Dans cet endroit désaffecté, semblable à une chambre de bonne mal entretenue, un lit et un vieux bureau constituent la totalité du mobilier. Au sol, tout autour de la chambre, des galets gris et beiges, des bouts de bois, des squelettes de crabes et de poissons, occupent l’espace. Sur la table, malmenée à certains endroits, un vieux stylo cassé et une règle trahissent la présence relativement récente d’un adolescent. Les tiroirs de ce bureau en bois, branlant, abritent tout un ensemble d’objets hétéroclites laissés pour compte, comme des règles en plastique, d’anciens carnets de chèques de la Banco Agricola ou, des notices d’appareils électroniques en portugais.

    Depuis quelque temps, une sensation de dégénérescence de mon corps, est venue s’ajouter  à ma mélancolie, comme pour vouloir accélérer mon processus d’extinction. L’obsession du déclin physique m’habite journellement.  Je radote, je me traîne, je regrette le poids des ans et ma famille, alors que mon corps s’amollit et que mes dents s’enjolivent de prothèses dont la couleur blanche trompe mes admirateurs. Tandis que mes muscles deviennent de la guimauve à force de répéter les mêmes gestes lents et apathiques, mon ventre s’alourdit sous la pesanteur de mes aliments caloriques ingérés dans la monotonie. Mon front se flétrit comme une feuille froissée ou s’écaille comme les peintures des murs. La disparition progressive de mes cheveux met à nu des marques blanches particulièrement visibles et peu avenantes. Ces derniers temps, ma calvitie semble pourtant être entrée dans un état stationnaire : dernier répit avant la reprise soudaine de ce qui me mènera au labourage final ? Je souffre au quotidien de maux de tête qui s’attardent, se multiplient sous l’influence de ma pratique quotidienne du tapotage informatique; tout cela affecte durement ma santé physique et neuropsychique. Mes antalgiques ne me font plus rien. J’ai mal aux yeux, au cerveau, partout. Plus le temps s’écoule comme une fuite d’eau, plus je suis soumis à des crises d’hypocondrie. Je redoute particulièrement la perte de la vue comme le scotome, cette tache aveugle du champ visuel que l’on trouve dans des maladies du type DMLA. Je me persuade que la luminosité agressive de tous ces appareils, comme la télé et maintenant l’ordinateur, ne pourra que favoriser à l’avenir ce genre de pathologies. Mais le pire dans tout cela, c’est que je n’ai aucun moyen pour m’en défendre. 

    D’épais rideaux aux couleurs ternes, protègent des courants d’air la porte coulissante de l’entrée. Achetés par Sarah à Rio trente ans auparavant, cette pointe latino-américaine peu avenante, côtoie un lustre encrassé, dont les ampoules projettent une lumière faible et baroque. Au pied d’un mur, posé à même le sol, un tableau abandonné avertit du caractère muséal et poussiéreux de l’endroit. On dirait  un Claude Monet, mais en réalité c’est une oeuvre de Luis Gasparetto, un célèbre peintre  médium. Au-dessus du lit de Marcello, amovible et facilement transformable, une trace brunâtre d’une certaine informalité s’est formée. Sa morphologie évoque la silhouette estompée d’amas ouverts tels qu’on peut en observer dans l’univers. Sa couleur virant du brun au noir semble s’être constituée petit à petit, au fil du temps. Son étrangeté réside dans le fait qu’elle n’est visible que de loin. Ainsi plus on s’en approche, plus sa forme indistincte disparait. C’est comme si le mur avait transpiré. L’oreiller était-il responsable de  cette tâche ? Marcello inspecta avec étonnement cette formation énigmatique jusqu’au moment où il comprit : les heures passées à lire ou à tapoter sur son ordinateur portable dans son lit avaient gravé cette empreinte indélébile. C’est en refaisant le film de ses lectures, et en étudiant la position anatomique de son corps dans son lit, que Marcello comprit en fait qu’il ne posait quasiment jamais la tête sur son oreiller mais sur le mur. La cloison avait ainsi absorbé une partie de son crâne arrière au point d’en conserver une trace conséquente sur la peinture. Ainsi, dans sa chambre, sa présence s’est incrustée jusqu’à en imprégner les murs à la fois psychologiquement mais aussi et surtout physiquement. Il avait déjà rencontré ce type de phénomène sur un de ses livres sur lequel la moiteur de ses mains, à force d’utilisation compulsive, avait noirci totalement la tranche. Il regarda cette tâche avec l’étonnement d’un scientifique contemplant un nouveau spécimen naturaliste. Le jour où il quitterait cet immeuble, seule  cette marque laissée par sa tête pendant ses innombrables heures de lecture, lui survivrait. Les futurs résidants n’y verraient alors qu’une simple tâche. L’analogie avec la fossilisation d’une patte d’un vertébré antédiluvien pris dans un sol argileux, lui vint immédiatement à l’esprit.

    Récemment, j’ai été victime à mon réveil d’une crise de colique néphrétique particulièrement douloureuse. L’événement est assez important pour le souligner car c’était la première fois que cela m’arrivait. Alors que je venais de me sortir d’un horrible cauchemar, où un camion gigantesque, arrivé à la hauteur de mes fenêtres, crachait des malfrats par la porte arrière pour s’engouffrer chez moi, je fus soudainement pris d’élancements dans le bas du dos. Me retournant sans cesse en me tortillant de douleur sous mes couvertures, j’essayai de me lever pour les atténuer. Cela eut malheureusement l’effet contraire. Aucune position n’arrivait à atténuer ma souffrance  ; l’idée me vint d’appeler les Urgences. Je tapais des poings contre les murs, je déambulais comme un fou dans le silence de l’appartement et maugréais des paroles inaudibles. L’impossibilité de m’asseoir, de me coucher sur le ventre ou sur le dos m’exaspérait. Au bout d’une heure, alors que la douleur ne s’était toujours  pas  calmée, je fus soudainement pris de vomissements. Vaincu par la souffrance, je m’affalai sur le lit, à côté de la salle de bain. La tête à l’envers, les yeux dirigés vers la fenêtre, je contemplai le défilé majestueux des nuages dans le ciel limpide du lever de soleil. Par bonheur, mais surtout par je ne sais quel miracle, la douleur disparut brusquement. Je n’osai plus bouger de peur que tout recommence et je restai ainsi à sonder le concept de douleur physique. Je ne savais pas si j’étais paralysé ou non. Au cours de ces instants de paix miraculeusement revenue, je cherchai à retrouver le camion que j’avais entrevu dans mon cauchemar. Mais sa carcasse couleur bitume avait disparu, laissant place à une atmosphère dégagée et pleine de rayons solaires particulièrement enivrants. L’absence soudaine de douleur me provoqua une jouissance rare et une certaine béatitude qui me firent tout à coup, relativiser tous les malheurs de mon existence. Je finis alors par me lever et tentai d’oublier cet épisode douloureux.

    Face à la porte d’entrée, une minuscule alcôve fait office de dressing. Elle abrite une tonne de vêtements et un aspirateur mal rangé et estampillé de taches de peinture. Visiblement, le pull rouge d’Aria s’y trouve encore. Il suffit que le nez de Marcello s’y colle pour ressentir sa présence. Au fin fond de cet endroit obscur se cache le compteur EDF, derrière l’embrasure d’une porte en métal défoncée. Vaincu par la poussière, il se laisse difficilement approcher. Pour l’atteindre, l’agent contrôleur EDF devra enlever une multitude de vêtements, de cintres et enjamber l’aspirateur et autres matériaux divers. Parvenir au compteur EDF équivaut à un véritable exploit. Tous ces vêtements qui ont perdu leurs propriétaires, exhalent des essences d’anciens parfums mêlés à la poussière et la saleté. En levant la tête, des câbles retenus au plafond par des scotchs témoignent de la présence indirecte d’un branchement non identifié.

    A l’exception de quelques rages de dents, je n’avais jamais connu de véritables douleurs physiques. Avec cet événement tout à fait inattendu et surprenant de coliques néphrétiques, j’avais l’impression d’être entré, une fois de plus, dans l’ère de la décadence physique où chaque année, des maux nouveaux allaient apparaître comme de nouvelles armées menaçantes. L’horizon était donc bien sombre et le cours de l’histoire,  un fleuve infini d’où l’on ne s’échappait jamais ; comme un courant dans des rapides, on était emporté, brinqueballé jusqu’à l’évanouissement final de l’existence. La puissance de la souffrance est infinie et c’est en cela que je la respecte et qu’elle me fascine. Lorsque le mal est trop fort, l’envie me vient parfois de lui déposer une gerbe en signe de gratitude ironique. Pour moi, le bonheur n’est rien comparé au malheur. Quoi qu’il en soit, cet incident matinal n’eut pour conséquence que de jeter une nouvelle fois un peu plus de trouble dans mon esprit. Les jours suivants, je restai néanmoins obsédé par mon dos et des sensations de courbatures, imaginaires ou pas, me perturbèrent...


    votre commentaire